Le travail, l’art et l’anarchie

Le travail, l'art et l'anarchie - Carnet de recherches de Lucie Choupaut

Bonjour à toutes et à tous ! J’ai plusieurs projets couture à vous montrer, mais avant de revenir à des choses légères, j’avais envie de publier cet article commencé le 7 avril dernier. J’espère qu’il contribuera à alimenter vos réflexions.


Le 1er avril dernier, j’ai réalisé que cela faisait déjà six mois que j’avais commencé mon contrat de travail après un an et demi de chômage. J’avais enfin trouvé la raison de ma déprime persistante des dernières semaines : à chaque fois que je suis engagée dans un contrat de travail, je commence, au bout de six mois, à me sentir profondément malheureuse. Cette récurrence et les discussions que j’ai eu avec plusieurs de mes amis sur le sujet, m’ont laissé penser que cela méritait un petit article de réflexions, le voici donc

Unpopular opinion : je déteste travailler

Hors des milieux politiquement très à gauche, il est plutôt mal vu de dire que l’on déteste travailler. Cela nous fait tout de suite passer pour quelqu’un de paresseux, en somme un parasite prêt à vivre aux crochets du reste de la société. Après tout, puisque des gens se tuent au travail, il paraît tout à fait inacceptable qu’une poignée d’individus puissent se la couler douce impunément. 

Ainsi, on érige le “travail” en valeur absolue. Ceux qui ne travaillent pas sont des sous-humains, encore plus si c’est par choix, et ceux qui proclament qu’ils détestent travailler reçoivent assez peu d’écoute et de considération.

Lorsque je suis rentrée dans le monde du travail après mes études, j’ai eu un petit électrochoc politique, une rageuse indignation de découvrir ce que l’on attendait de moi pour les 40 à 50 prochaines années de ma vie. J’ai alors pris conscience de quelque chose qui ne se dément pas depuis 10 ans : je déteste travailler.

Je ne suis pourtant pas particulièrement à plaindre car j’ai fini par avoir la chance, dans ma carrière professionnelle, de travailler pour des structures qui me plaisaient, avec des équipes que j’appréciais et parfois même avec des tâches que je trouvais valorisantes.

Sans être idéal, mon travail actuel est relativement confortable, pas déplaisant et assez peu engageant puisqu’il ne me prend que trois jours par semaine, on a vu pire. Néanmoins, il est clair que je préfère mille fois être en vacances, demeurer libre de mon temps et de choisir mes activités. Est-ce pour autant que je me laisse aller à la paresse ? Pas vraiment. 

Vous en avez d’ailleurs un bref aperçu sur ce blog, je fais des choses diverses et qui prennent du temps. J’écris des romans surtout et je rêve d’une vie où je pourrai me consacrer pleinement à la création artistique, pas uniquement quelques heures contraintes par semaine.

Cet idéal se heurte malheureusement très fort à la réalité du système capitaliste dans lequel nous vivons et qui m’oblige à adapter mes stratégies…

Les artistes et le travail

En lisant récemment la biographie de Paul Valéry par Benoît Peeters (Paul Valéry, une vie, que je vous recommande chaudement), j’ai été frappée de me trouver avec le poète ce point commun : lui aussi détestait travailler. Alors qu’il était tenu par ses contemporains pour un grand poète, il a dû toute sa vie se contraindre au travail, toujours aliénant, même lorsqu’il s’agissait, à la fin de sa vie, de travaux d’écriture (mais qu’il n’avait pas choisis).

“J’aurais publié certainement un peu plus si, vers [18]97, pressé par la honte ou, si vous voulez, l’angoisse de n’avoir nulle “situation” avouable, je n’avais fait la bêtise de rentrer dans la pesante administration de la guerre. (…) J’eus le malheur de ne pas échouer au concours et j’ai perdu dans ces affreux bureaux du matériel de l’artillerie l’heure de la vie qui compte le plus, celle des essais terminés, et de l’acte.”

Lettre à Albert Coste, 1915, cité dans Benoît Peeters, Paul Valéry, une vie, Paris, Flammarion, 2014. p.96

Quand on est soi-même artiste, cette biographie de Paul Valéry rencontre de nombreux échos, car quelle que soit notre stratégie, le monde capitaliste nous oblige à nous compromettre d’une manière ou d’une autre. Mon ami Lille appelle ça “manger des sandwichs au caca”. 

La vie, c’est devoir manger des sandwichs au caca.

Lille C.

Cette analogie signifie que quels que soient nos choix, le monde actuel ne nous permet pas d’être complètement heureux et que pour mener une existence équilibrée il faut accepter une certaine dose de merde. Si l’on ne l’accepte pas, on est, comme moi, profondément malheureux à chaque fois que l’on réalise que non, on ne peut pas faire uniquement ce que l’on veut comme on veut. 

Les artistes développent plusieurs stratégies de survie au capitalisme :

  • essayer de vivre de l’art et ce faisant accepter de “vendre leur âme au diable” et subir toutes les difficultés qui se mettent en travers de leur route
  • prendre un boulot alimentaire à côté qui laisse suffisamment de temps pour créer, mais quand même jamais assez
  • travailler beaucoup pour développer une activité suffisamment rentable pour leur permettre de se dégager du temps pour créer, au risque de ne jamais y réussir et de voir peu à peu l’art relégué au souvenir

Aucune de ces stratégies n’est pleinement satisfaisante, et s’accompagne de beaucoup de difficultés pour concilier une activité économique permettant de surseoir aux besoins primaires des humains et une activité artistique qui pourrait s’approcher de ce que l’on appelle une vocation (même si on pourrait largement discuter cette notion).

Pour autant, le reste du monde continue de considérer que les artistes ont la belle vie. On les envie, souvent on trouve même que la création artistique est importante pour la communauté, mais il ne viendrait à l’idée de personne d’envisager un monde où on donnerait aux humains les moyens de se consacrer pleinement à des activités qui nourrissent à ce point le reste de la population. 

Puisque tous les humains sont contraints à travailler, pourquoi les artistes bénéficieraient-ils de passe-droits en effet ?

Porte dans un mur sur lequel est écrit en rouge le mot chaos
Photo par Etienne Girardet via Unsplash

Pour l’avènement d’une société anarchiste

Il est assez frappant de constater que rares sont les individus qui envisagent sérieusement une société dans laquelle le travail, tel qu’il existe aujourd’hui, serait aboli. Quand on s’aventure à évoquer cette possibilité devant quiconque n’est pas anarchiste, on reçoit toujours cette réponse et ses variantes : “ça ne pourrait jamais fonctionner, ce serait le chaos”.

Quand on me dit ça, moi, j’ai toujours un peu envie de répondre : “et comment tu le sais au juste ?”. C’est fascinant cette propension que l’on a à croire universel le modèle de société dans lequel on a grandi…

Vers 2015, j’ai découvert la pensée anarchiste par le biais de Pierre Kropotkine et son court texte La morale anarchiste (d’ailleurs, il faudra que je vous parle de ce livre un jour car il fait partie, pour moi, de ces choses qui changent une vie) et j’y ai lu des perspectives politiques réjouissantes, que j’ai creusées (et continue de creuser) petit à petit et à mon rythme. 

“Assurer à tous les moyens d’être libres”

Errico Malatesta, “Quelques considérations sur le régime de la propriété après la révolution”, 1930 dans Articles politiques, Lux, 2019.

Cela, c’est Errico Malatesta qui l’écrit dans son article “Quelques considérations sur le régime de la propriété après la révolution” en 1930 (ses articles politiques ont été publiés par les éditions Lux en 2019). L’anarchisme s’oppose à la propriété capitaliste, qui permet de vivre du travail d’autrui et lutte contre l’état de mendicité auquel sont réduits les travailleurs. Nous travaillons parce que nos conditions matérielles d’existence dépendent de ce travail imposé par les grands gagnants du capitalisme, ceux dont le capital se compte en milliards d’euros. Ce n’est pas parce que la société a changé et que le travail a évolué depuis les années 1930 que l’immense majorité des humain·e·s de cette planète n’est pas toujours assujettie à un système qui la contraint, et certainement pas au profit du plus grand nombre. Malheureusement, en 1924, Malatesta faisait déjà ce constat amer :

“[…] si l’on ne peut réaliser immédiatement l’anarchie, ce n’est pas à cause d’une carence théorique, mais parce que tout le monde n’est pas anarchiste et que les anarchistes n’ont pas encore la force de conquérir au moins leur propre liberté et d’en imposer le respect.”

Errico Malatesta “Autour de “notre” anarchisme”, 1924, dans Articles politiques, Lux, 2019 p. 346

Les dernières élections présidentielles en France (et globalement l’état du monde) confirment l’actualité de cette déclaration. Si une majorité d’humain·e·s est contrainte par le système actuel, elle ne croit pas pour autant qu’un autre système est possible et on continue, malheureusement, à être toutes et tous obligé·e·s de manger des sandwichs au caca.

Heureusement pour le monde, les artistes continuent de distiller, malgré les difficultés, d’autres imaginaires, qui plantent des graines prêtes à grandir quand les conditions rendront leur éclosion possible.

“Je suis même enclin à croire que le triomphe complet de l’anarchie viendra, plutôt que par une violence révolutionnaire, par une évolution graduelle, lorsqu’une précédente révolution ou des révolutions antérieures auront détruit la plupart des obstacles militaires et économiques qui s’opposent au développement moral des populations, à l’augmentation de la production jusqu’au niveau des besoins et des désirs et à l’harmonisation des intérêts opposés.”

Errico Malatesta, “Les anarchistes dans la période actuelle” (1930), dans Articles politiques, Lux, 2019 p. 376

Photo de couverture par Hunters Race via Unsplash

2 commentaire

  1. Merci pour ce très beau texte, qui résonne incroyablement en moi, surtout en ce moment. De façon générale, merci pour ton blog, une vraie bouffée d’air frais.

    1. Merci beaucoup Marion, je suis très touchée.

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