Bonjour à toutes et tous ! Il y avait longtemps que je ne vous avais pas partagé de livre ici et je suis très contente de vous parler aujourd’hui de Flora Tristan, qui est une personnalité assez extraordinaire.
Flora Tristan est née en 1803. C’est la fille d’un riche Péruvien et d’une française, mariés à Bilbao. Son père meurt quand elle a quatre ans, le mariage de ses parents n’est pas reconnu en France, elle devient donc une enfant « naturelle » et pauvre. À quinze ans, elle devient ouvrière coloriste dans un atelier de lithographie, à dix sept ans, elle se marie avec le patron de l’atelier qui, plus tard, tente de l’assassiner. Je ne rentre pas en détails dans sa biographie, mais on peut dire que la vie de Flora Tristan a un fort potentiel romanesque.
En 1844, elle entreprend un voyage autour de la France pour prendre des notes sur l’état actuel de la classe ouvrière « sous l’aspect moral, intellectuel et matériel ».
Flora Tristan porte en elle une mission divine qui est d’œuvrer à l’émancipation de la classe ouvrière. Dans plusieurs villes de France, elle va rencontrer des ouvriers pour essayer de diffuser deux idées essentielles : le droit au travail et l’union ouvrière.
Malade, elle n’achève pas son voyage et meurt à Bordeaux à la fin de l’année 1844. Autour de la France n’est donc pas le livre qu’elle envisageait d’écrire à l’issue de son voyage, mais le journal de ses notes de travail à destination de cet ouvrage jamais écrit.
Ces notes de voyage sont passionnantes à plusieurs égards. Elle sont déjà très précieuses pour avoir un aperçu de la société française en 1844 et de ses mœurs. Elles sont aussi évidemment très intéressantes d’un point de vue politique et elles peuvent encore faire écho avec des réflexions militantes d’aujourd’hui.
« Oh, sans l’amour qu’il y a en moi il me serait impossible de poursuivre cette tâche. Que de douleurs et de déceptions je me prépare – cependant je ne suis pas illusionnée sur leur compte [les ouvriers] – je les vois tels qu’ils sont et c’est là justement ce qui m’arrache des larmes. – N’importe, je sens que dans trois mois, je ne souffrirai plus, c’est au principe que je me dévoue et non aux individus. – Les individus sont inintelligents, vaniteux, stupides, ignorants, outrecuidants enfin ils ont tous les défauts et vices de l’ignorance, mais qu’importe la répugnance que provoquent les individus, il faut les considérer comme du fumier avec lequel on pourra fumer la jeune génération ouvrière. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 46
Le caractère de Flora Tristan, comme le montre l’extrait ci-dessus est très particulier. Elle semblait être une femme très charismatique, ayant une grande confiance en son intelligence et ses capacités et surtout une foi ancrée d’être dans le vrai et le juste. Sa mission ne souffre pas de critiques. Elle a la conviction profonde qu’elle a raison sur tout le monde et que quiconque n’est pas de son avis est encore trop bête pour comprendre son idée. Cela fait de Flora Tristan une personne pas forcément sympathique, mais puisqu’on lit ses notes personnelles on a vraiment accès à son intériorité et c’est passionnant.
« Ma mission la voici : c’est de dire à ces ouvriers la vérité sur leurs défauts, leurs vices – et leur dire cela au point de vue d’une haute idée religieuse et humanitaire. – C’est ce qu’on n’a pas fait jusqu’à présent, et c’est pourtant la chose essentielle. – D’un côté on les abaisse, on les injurie, on les calomnie, d’un autre on les flatte, les vante, les exalte. – L’un et l’autre sont mauvais. – Il faut leur dire la vérité. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 58
Elle se tue littéralement à la tâche pour cette mission d’instruction auprès des ouvriers et on est témoin tour à tour de ses moments d’abattement et de ses moments d’exaltation.
« Si ces hommes [les ouvriers lyonnais] étaient instruits, développés intellectuellement, ils seraient bien supérieures à ce qu’on rencontre communément parmi les bourgeois. – Maintenant, ils ont aussi de graves défauts ! le plus grand, le plus redoutable et qui est général, c’est l’apathie ; abêtis par un travail abrutissant, enchaînés à l’esclavage par une misère affreuse, ils ont fini par croire qu’ils étaient destinés fatalement à un pareil sort […] alors tous (sauf quelques exceptions) répètent avec une sorte de résignation qui me tue ! – Nous réunir ! mais comment faire ? Oh ! Madame, nous le voudrions bien, mais c’est impossible nous ne pourrons jamais. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 176
Au fur et à mesure de ses notes, Flora Tristan laisse de plus en plus libre cours à sa haine des bourgeois.
« Il vint m’accompagner, me fit voir toute sa fabrique qui est mal tenue. En revanche il s’est fait bâtir pour lui une très jolie maison, on peut dire à coup sûr que chaque pierre est un membre du corps de ses frères – cimenté avec le sang et la sueur de ses frères esclaves travaillant dans ses caves-bagnes, dites ateliers. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 268
Flora Tristan est également très virulente contre la religion catholique. Elle même est croyante, elle s’estime investie d’une mission divine et s’adresse régulièrement à Dieux (avec un x), mais elle a en horreur les prêtres qu’elle estime directement responsables du maintien dans l’ignorance des ouvriers.
« C’est décidé, partout où le peuple est complètement stupide, vil, dégradé, misérable, il est très dévot. – C’est la plus belle preuve qu’on puisse donner contre le catholicisme. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 298
À Marseille, elle a une première image très négative de cette ville qu’elle estime trop riche, la richesse rendant les individus égoïstes.
« C’est singulier l’effet que produit sur moi une ville riche. – Ça ne me plaît pas. – Et cependant je rêve le bien-être, le confort pour tous et toutes. Oui, mais le confort avec la dignité d’homme d’abord – et l’égalité et la liberté et la fraternité et l’intelligence et le bonheur provenant de l’amour. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 376
Notez que Flora Tristan est une femme blanche de son temps, raciste et antisémite et que son idée de l’égalité se limite malgré tout aux gens qui lui ressemblent. Elle porte par ailleurs un jugement méprisant sur les langues régionales, considérant que toutes celles et tous ceux qui ne parlent pas correctement le français sont stupides.
Comme toute personnalité humaine, Flora Tristan est ambivalente, à tour de rôle antipathique et sympathique, mais en tout cas très intéressante.
« Je suis ici depuis 2 [jours], horriblement malade et je n’ai pu voir encore un seul ouvrier. – En revanche, j’ai vu des bourgeois – et des mieux – quels fadasses que ces gens-là – c’est-à-dire que je ne peux plus voir un bourgeois, cela me fait l’effet d’un navet bouilli pour la troisième fois. »
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 395
Voilà pour cette petite présentation du livre de Flora Tristan, Autour de la France. Je termine avec une dernière citation.
« […] on ne saurait trop répéter que la propriété c’est le vol. – Il faut répéter cette grande vérité sur tous les tons, dans tous les lieux – et que toute propriété est vol – propriété de sol, de capital – de femmes – d’hommes – d’enfants – de familles – d’idées en un mot toute propriété.«
Flora Tristan, Autour de la France, Libertalia, 2024 (1844). p. 546
Au sujet de cette dernière citation, j’aimerais faire un petit pas de côté. Dans l’ouvrage, une note de l’éditrice indique que la célèbre formule de Proudhon « la propriété c’est le vol » date de 1840 dans Qu’est-ce que la propriété ? Il n’est pas invraisemblable que Flora Tristan ait lu cet ouvrage de Proudhon, mais à mon avis il faut se garder d’y voir une influence directe. Les idées ne naissent pas d’un endroit unique pour essaimer ensuite. Je suis absolument convaincue qu’il n’est pas le seul de son temps à avoir eu cette considération et il est tout à fait possible que Flora Tristan en soit venue à cette idée seule par la réflexion et son propre cheminement intellectuel et politique. Ça me semble important de le dire parce que je crois que l’on a trop souvent tendance à créer des filiations qui valorisent la pensée masculine (puisque ce sont principalement eux qui ont les ressources pour écrire et laisser des traces de leurs idées) en oblitérant une réalité de la vie à laquelle nous sommes pourtant toutes et tous confronté·es au quotidien : énoncer des idées que l’on croit neuves et nous rendre compte qu’elles existent déjà ailleurs sans que nous n’en ayons eu aucune connaissance.
Je m’arrête ici. J’espère que je vous aurai donné envie de vous plonger dans la lecture de Flora Tristan. Les publications sur le blog continueront normalement pendant les fêtes (sauf problème éventuel de connexion Internet). Je vous donne donc rendez-vous mercredi prochain pour mon traditionnel petit cadeau de Noël. Bonne semaine !