Coudre contre le capitalisme (2/2)

Coudre contre le capitalisme - anar(t)chie, journal de bord

Bonjour à toutes et tous. Cet article fait suite au précédent consacré à une approche anti-capitaliste de la couture. Dans cette deuxième partie, je vais vous partager mon parcours personnel dans la confection d’une garde-robe faite main. Bonne lecture !


Genèse d’un éveil politique

J’ai commencé la couture vers 2009 dans le but de me coudre un costume historique pour un jeu de rôle grandeur nature. Après cette première expérience, la fièvre du costume historique s’est emparée de moi et j’ai cousu quelques vêtements ratés tirés des Burda de ma mère. À cette époque, je terminais mes études et je n’étais pas du tout politisée.

En 2011 ou 2012, je suis rentrée dans le merveilleux monde du travail (non) et c’est là que tout a commencé. Pour la faire courte, j’ai senti tout de suite que je me faisais exploiter et je suis immédiatement entrée en révolte. J’étais ignorante en matière de théorie politique, mais aussi très prompte à défendre mes conditions de travail et celles de mes collègues. Assez vite, j’ai considéré que même si le rapport de force patron-employé était déséquilibré, j’avais moi aussi du pouvoir et je n’allais pas me priver de l’utiliser.

Il y a eu un début de bascule en 2014 grâce à une personne qui a fait un passage éclair dans ma vie, mais qui a eu une grande influence sur moi. Cette personne était anarchiste et c’était la première fois que je m’intéressais à ce que ça voulait dire, concrètement, d’être anarchiste. Au début, ce n’était qu’une curiosité teintée d’admiration et puis en 2016, mon petit frère m’a offert La morale anarchiste de Pierre Kropotkine, un petit livre qui a vraiment bouleversé ma façon de voir le monde et ma façon d’être au monde.

Après cette lecture, j’ai opéré un changement profond dans mes habitudes sous-tendu par cette idée majeure : je ne veux pas que mon existence repose sur l’exploitation d’autres êtres humains. Cela a eu pour conséquence de transformer complètement mon mode de consommation dans toutes les sphères de ma vie, c’est-à-dire de refuser autant que possible de financer des entreprises qui exploitent des gens. C’est une intention plus qu’une vraie réalisation puisque le travail induit de toute façon un rapport de domination, qu’on ne sait pas précisément ce qu’il se passe dans les entreprises, et qu’on n’a pas toujours le choix, mais c’est en tout cas une position morale radicale que je tiens au maximum de mes capacités depuis 8 ans.

Pour nous concentrer ici sur la question de l’habillement, c’est donc à ce moment-là que j’ai décidé de ne plus acheter de vêtements dans la fast-fashion, mais de me tourner vers des marques « éthiques ».

Une garde-robe faite main

En 2016, il n’était pas du tout question pour moi de me coudre intégralement ma garde-robe. Je commençais tout juste à me recoudre quelques vêtements en me tournant vers des tissus bio et éthiques, mais il me semblait que ce n’était de toute façon pas possible de sortir du marché du prêt-à-porter. Je croyais naïvement que de la confection maison ne pourrait jamais être aussi qualitative que la confection par des professionnels, y compris ceux exploités par la fast-fashion.

En 2017, après mes premières réalisations avec des patrons Make my Lemonade, j’ai commencé à découvrir les marques de patrons indépendants (Deer & Doe et République du Chiffon) et je suis tombée sur le blog de Couture & Clo qui lançait son défi « Je couds ma garde-robe capsule ». C’est vraiment Clotilde qui, par l’exemple, m’a amenée à me dire qu’il était en fait possible de se coudre sa propre garde-robe, y compris des pièces complexes comme des jeans. Ça m’a motivée et à partir de cette date, je me suis dit que je n’achèterai plus de vêtements que je serais capable de me faire moi-même. Cela voulait dire que je m’accordais de m’acheter encore des sous-vêtements, des vêtements de sport et des pulls, mais que pour le reste, si j’en voulais des nouveaux, il allait falloir que je les couse.

En 2018, j’ai découvert le patron du t-shirt Plantain de Deer & Doe, grâce auquel j’ai compris que je pouvais me coudre des t-shirts sans surjeteuse, en 2019 j’ai commencé à tricoter et je me suis progressivement sentie capable de faire mes propres pulls et gilets, en 2020, j’ai commencé à me dire (grâce à l’exemple de Clotilde et de Miio) que coudre mes propres sous-vêtements était totalement envisageable…

Bref, peu à peu, j’ai élargi le champ des vêtements que j’étais capable de me faire moi-même et j’ai réduit celui des vêtements que je devais continuer à acheter. Aujourd’hui, en 2024, la seule chose que je ne suis pas en mesure de me faire moi-même ce sont les chaussettes en coton (je vous renvoie à cette discussion sur Thread & Needles sur les chaussettes en coton). Pour tout le reste, si les sirènes de la consommation s’allument pour certaines pièces, un contre-feu apparaît au même moment me disant : « tu n’en as pas besoin et si vraiment tu en as envie, tu peux le faire toi-même. » Ce contre-feu est très efficace et fait mouche dans 97 % des cas. Dans 3 % des cas, je craque et j’achète si le tissu a vraiment une spécificité que je ne pourrais pas retrouver ailleurs, si c’est dans mes moyens, et si les conditions de production ne paraissent pas trop dégueulasses (on n’a jamais de certitude sur ce dernier point).

Je ne suis pas minimaliste

En 7 ans et demi de confection de ma garde-robe, il y a eu des ratés et plusieurs vêtements cousus dans les deux premières années ont été donnés parce qu’ils ne me correspondaient pas. À l’inverse, certaines pièces traversent les années et gardent la même portabilité. Je porte toujours autant ma première salopette Danielle cousue en 2017 et beaucoup des pièces faites en 2018 font partie de ma garde-robe actuelle.

salopette Danielle en jean
La salopette Danielle, toujours un succès de ma garde-robe

Je ne suis pas du tout une personne minimaliste. J’aime m’habiller, je change de tenue tous les jours, même si je passe la journée chez moi, et je ne veux pas laver trop souvent les vêtements afin de les préserver dans le temps donc je préfère faire tourner les pièces que je porte. J’avoue que j’ai un peu de mal à comprendre les gens qui adoptent la résolution : 1 entrée = 1 sortie. Pour ma part, je n’ai pas envie de me contenter de 2 jeans, 2 pulls et 3 t-shirts pour le reste de ma vie. J’ai envie d’avoir du choix et un panel suffisamment large pour s’adapter à mes différentes humeurs. Par expérience, je sais qu’un vêtement qui n’a pas été porté pendant toute une année pourra être ressorti plus tard. Il m’est d’ailleurs arrivé de me débarrasser de certains vieux vêtements dans le passé et de l’avoir regretté donc je préfère avoir trop de choix que pas assez.

Néanmoins, prendre du temps pour confectionner ma garde-robe signifie que les vêtements que je fais doivent être durables. Ils doivent répondre à un besoin et pouvoir être portés pendant de nombreuses années.

Depuis 2016, j’ai cousu près de 85 vêtements pour moi et je me suis débarrassée de moins d’une dizaine, ce qui veut dire que tous les autres sont toujours dans ma garde-robe, portés à des fréquences diverses. Je précise que j’habite dans un 2 pièces avec un espace limité pour mes vêtements et que ma garde-robe contient également quelques pièces du prêt-à-porter que l’on m’a données, qui dataient d’avant 2017 ou qui font partie des 3 % que je mentionnais plus haut. Actuellement, je ne suis pas encore au bout de mes capacités de rangement, mais c’est quand même bien rempli.

Il va sans dire que mes besoins ne sont plus les mêmes aujourd’hui. En 2017-2018, je me trouvais dans une dynamique de renouvellement de ma garde-robe. Aujourd’hui, elle est assez complète et n’a plus beaucoup de manques à part de la lingerie, des t-shirts et une chemise blanche. La couture de vêtements, si elle est utilitaire, est aussi et surtout mon loisir, le plaisir rentre donc évidemment en ligne de compte, mais pas au détriment de mon éthique politique. Avant d’acheter un patron ou un tissu, je commence par me demander si j’en ai besoin. Si je n’en ai pas besoin, j’attends plusieurs jours ou semaines pour décider si j’en ai vraiment envie et si oui, je considère que je m’offre un cadeau. Quand je décide de coudre un projet, costume ou vêtement, je m’efforce de trouver de quoi faire dans mon stock avant d’acheter des fournitures. Dans tous les cas, je garde toujours en tête que consommer implique l’exploitation de travailleurs et travailleuses quelque part dans le monde. Si je craque sur une viscose neuve dont je n’ai pas besoin, je sais que j’exerce mon privilège d’occidentale et, sans me flageller pour autant, je garde à l’esprit que cela n’est pas en accord avec ma morale personnelle et que ce genre de pas de côté doit rester exceptionnel.

Dans les années qui viennent, je pense que mon rapport à la couture va être mis à l’épreuve. Ayant de moins en moins de besoins, mais toujours autant d’envies, il va sans doute falloir que je résiste davantage. Aujourd’hui, je ne suis pas dans une discipline stricte et je ne suis pas frustrée de ne pas acheter tel ou tel tissu ou tel ou tel patron. Il y a suffisamment de projets que j’estime nécessaire à adjoindre à ma garde-robe ou d’occasions de couture qui se présentent en 2024 pour que je puisse pratiquer mon activité de loisir sans frustration, mais ce ne sera peut-être pas toujours le cas. De toute façon, je ne veux pas que la façon dont je mène mon existence dépende de l’exploitation d’autrui, c’est trop profondément ancré et cela influence tous mes choix, donc il est possible que les années qui viennent me poussent vers des tentatives pour toujours plus d’autonomie (je suis pas mal tentée par l’idée de faire mes propres impressions sur de vieux draps en block print en ce moment). Bref, la créativité naît des contraintes (car c’est une contrainte importante d’essayer de sortir du modèle capitaliste dans notre société actuelle) donc c’est plutôt enthousiasmant.


J’espère que cet article vous aura intéressé·e. En l’écrivant, je me suis demandée si ça valait vraiment la peine de partager une démarche qui ne regarde que moi, mais je me dis que ce n’est peut-être pas inutile. J’en suis là où j’en suis aujourd’hui parce que des anonymes m’ont inspirée en me donnant un petit aperçu de comment ils vivaient donc ça jouera peut-être le même rôle ici. Sur un tout autre sujet, je vous donne rendez-vous lundi prochain pour vous parler de mes poches Premier Empire en patchwork. D’ici là, bonne semaine !

4 commentaire

  1. Et bien je te confirme que tu fais toi aussi partie des anonymes qui inspirent d’autres anonymes, rien que par le contenu global de ton blog 😉
    Très intéressant de lire ta démarche. Je te souhaite bon courage quand ta limite de besoins de cousettes sera atteinte, mais comme tu le dis bien: de la contrainte nait la créativité, et je ne doute pas que tu trouveras une pirouette pour continuer de créer!

    1. Merci Celystine ! 🙂

  2. Tu pourras toujours coudre et tricoter pour d’autres 😉 même si ce n’est pas tout à fait le même plaisir.
    C’est très marrant parce qu’on n’en a jamais parlé, mais le défi de la garde-robe capsule de Clo a été un élément clé pour moi également dans la couture. Après, je me suis un peu éloignée car le manque de temps et de disponibilité mentale ne m’ont pas permis de suivre ce défi, mais oui clairement ça m’a donné envie de coudre davantage pour moi.
    Ma démarche n’est pas vraiment politisée, elle s’appuierait davantage sur une volonté de ne pas participer à l’épuisement des ressources et la pollution. Je trouve déjà qu’avoir trop d’achats dont je n’ai pas besoin est un problème, surtout que je ne vis pas seule et que je dois penser aux besoins de toute la famille. Il y a des jours où j’arrive à suivre cette ligne directrice, d’autres pas du tout, mais c’est déjà ça…

    1. Ah, c’est rigolo que le défi de la garde robe capsule ait aussi été un déclic pour toi !
      Effectivement je pense que je ferai davantage pour les autres à l’avenir, en particulier en tricot parce que je ne me vois pas ne pas tricoter de façon régulière, mais je n’ai clairement pas besoin de 312 pulls. Je suis plus encline à tricoter pour les autres que coudre pour les autres, je suppose parce qu’il y a moins de problématiques d’ajustements.
      De toute façon, tout ça n’est qu’une succession d’arbitrages qui dépendent de facteurs hyper personnels donc c’est déjà bien d’avoir une ligne directrice même si on en dévie parfois.

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