Bonjour à toutes et tous ! La semaine dernière, j’ai terminé une lecture commencée en janvier dernier, L’art de la joie de Goliarda Sapienza, et j’ai trouvé ce roman si extraordinaire que j’ai eu envie de vous en parler.
On m’avait beaucoup conseillé la lecture de L’art de la joie depuis plusieurs années, en me disant que c’était un roman magnifique. Je savais que c’était le roman préféré de plusieurs femmes autour de moi, mais je ne savais rien de lui. Le titre était resté dans un coin de ma tête, puis en faisant un jour un tour en recyclerie, je suis tombée sur un exemplaire en poche. C’était l’occasion de l’ajouter à ma pile à lire, et je me suis plongée dedans comme on plonge dans l’inconnu.
Goliarda Sapienza, un héritage anarchiste
Goliarda Sapienza est née à Catane, en Sicile, en 1924, dans une famille socialiste anarchiste. Ses deux parents étaient investis dans la politique en Sicile, ce qui a certainement influencé son propre développement intellectuel et politique. Comédienne, elle a publié quatre romans autobiographiques de son vivant. L’art de la joie, roman non autobiographique quant à lui, a été édité en version intégrale en 1996 après dix ans de travail sur le manuscrit et peu après la mort de l’écrivaine.
Le roman raconte l’histoire de Modesta, dont on suit le parcours tout au long de sa vie, de son enfance dans les années 1900 jusqu’aux années 1970. Issue d’une famille pauvre, Modesta vit plusieurs aventures qui vont l’amener à développer son intelligence et en particulier sa pensée politique alors qu’elle traverse notamment le fascisme de Mussolini. Je ne rentre pas davantage dans le détail de l’histoire pour vous laisser le plaisir de la découverte.
Un roman exigeant
Avant toute chose, je vais préciser ici que ce n’est pas, à mon sens, un roman très accessible. Il fait 800 pages, ce qui peut paraître décourageant, et il est déstabilisant à plus d’un titre :
- il y a une grande fluidité de la narration entre la première et la troisième personne tout au long du récit,
- il y a un mélange entre le réel et le fantasme, qui ne sont pas toujours faciles à démêler l’un de l’autre, surtout au début de la lecture,
- la construction du récit ne suit aucune règle : les différentes parties se suivent et ne se ressemblent pas. On peut passer d’une narration romanesque relativement classique, à une narration sous forme de journal intime en passant par une forme dialoguée proche du théâtre,
- le positionnement moral est différent de ce à quoi nous sommes collectivement habitué·es : Modesta est un personnage que l’on suit de l’enfance à la vieillesse. Une enfant qui grandit hors cadre moral de la société et qui tout au long de sa vie se construit sa propre morale centrée autour de la liberté individuelle et le refus radical de toute compromission.
Tous ces éléments font de L’art de la joie un roman assez extraordinaire au sens propre. Il y a une très grande recherche à la fois dans la forme et dans le fond, ce qui le rend inhabituel et même étonnant. Il faut se laisser séduire ce qui n’est pas évident et de mon côté cela s’est fait de façon graduelle.
Dès que la voiture s’arrêta, le souffle coupé, je bondis dehors suivie de Béatrice. Et, peut-être parce que je m’attendais à le voir d’en haut comme avant, je dus lever les yeux pour trouver ce ciel liquide renversé qui fuyait calmement vers une liberté sans limites. De grands oiseaux blancs glissaient dans ce vertige de vent. Mes poumons libérés s’ouvraient et, pour la première fois, je respirais. Pour la première fois des larmes de reconnaissance me descendaient sur les lèvres. Ou était-ce le goût sec et fort de ce vent qui s’inclinait sur ma bouche pour la baiser ?
Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Éditions Viviane Hamy, 2005. p.202.
Pour autant, L’art de la joie est aussi un roman avec une galerie de personnages vivants et intéressants, avec du suspense et de l’engagement émotionnel et j’ai personnellement eu plaisir à en tourner les pages, mais ce qui a fait que j’ai autant apprécié ma lecture, c’est avant tout que c’est un texte très riche d’un point de vue politique.
Tandis que je le lisais je pensais aux contes philosophiques de Voltaire (une version fantasmée en tout cas car je n’ai plus aucun souvenir de ma lecture de Zadig ou la destinée au lycée) et j’avais vraiment l’impression d’avoir une émanation moderne de conte philosophique entre les mains.
L’art de la joie parle de fascisme et d’anti-fascisme. C’est à la fois difficile et joyeux, et le lire aujourd’hui dans l’état actuel de montée des fascismes fait particulièrement écho. C’est un texte profondément imprégné d’une pensée anarcha-féministe et quand on est soit même anarcha-féministe, c’est réjouissant.
« Alors je pense que nous avons été des présomptueux. Le moment me semble venu de prendre conscience que nous ne sommes encore qu’un petit, minuscule groupe d’antifascistes, exactement comme il y a des années. »
Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Éditions Viviane Hamy, 2005. p.799.
D’un point de vue personnel, j’ai reconnu des idées et une morale avec lesquelles je suis familière depuis maintenant plusieurs années et dont vous avez pu avoir un aperçu dans mes partages de lectures anarchistes. Mais je sens que cette lecture m’a transformée en tant qu’écrivaine parce que L’art de la joie atteint selon moi un juste équilibre entre une forme romanesque et un fond théorique dense. C’est très inspirant et c’est, en quelques sortes, un équilibre que je cherche à atteindre dans mon écriture des Mirages d’Abalon, mon deuxième roman en cours.
Bref, si cette montagne ne vous effraie pas trop, je vous invite à essayer de vous y promener parce que c’est une lecture intelligente et potentiellement très enrichissante.
J’espère que cette petite présentation vous aura donné envie de découvrir l’œuvre de Goliarda Sapienza. Et si vous l’aviez déjà lue, n’hésitez pas à me dire ce que vous avez retiré de cette lecture. Je m’arrête ici et je vous donne rendez-vous mercredi prochain pour vous parler en détails de ma mini-collection « Un printemps à New York » (j’en profite d’ailleurs pour glisser ici que vous pouvez vous inscrire sur la liste pour recevoir la notification d’ouverture de la boutique et de la vente d’illustrations originales le 8 avril). D’ici là, bonne semaine !